Des champignons hauts de trois mètres, larges de quarante à cinquante mètres, semés au fond d’une vallée encaissée, au milieu d’un pays lointain et pluvieux, peuplé de gens silencieux.
Pas de pied. Juste une sorte de soucoupe arrondie, immense, blanche, posée au sol. Une vaste galette spongieuse mais étanche, rainurée de tiges sanguines, dont l’intérieur reste creux, garni de soies cotonneuses qui tiennent chaud l’hiver.
Chaque clan a son cèpe, dans lequel il pénètre au moyen d’un étroit orifice pratiqué à la base, pour ne pas tuer l’organisme. Toute la famille dort en commun, sans porte ni fenêtre. Disposé au milieu, l’unique foyer en pierre laisse de longues et cruelles taches brunes à la surface. Cela sent le mouillé, le suint. Les tribus adverses ne peuvent détruire les cèpes millénaires, dont la chair résiste au feu. Flèches et autres projectiles restent ainsi fichés dans la membrane, avant d’être progressivement avalés, formant de légères aspérités qui disparaissent avec les jours.
L’été, les cèpes se reproduisent, s’étendent vers d’autres vallées. Saturé de spores, vague verte, odorante et urticante, l’air devient irrespirable. Les habitants rejoignent le haut de la montagne, pour quelques semaines. La grande grotte rouge.
Extrait de » Animaux » Editions Unicité, 2020.Illustrations de Jacques Cauda.
Quand j’étais petite, maman me disait qu’aux défunts il poussait des ailes. C’est comme ça qu’à six ans j’ai commencé à dessiner des anges, aux feutres, et de leur fabriquer des maisons-cimetières. Il suffisait de relever le papier de la pierre tombale, pour trouver l’ange de carton au-dessous. Je faisais l’admiration de tous, puis je n’ai plus dessiné jusqu’à l’âge adulte. J’ai quarante deux ans dans quelques jours, et je reprends mes feutres pour colorier les anges… ça ne fait plus l’admiration de personne, sans doute, mais il m’est absolument nécessaire de reprendre le média pour aller chercher la petite fille triste au fond de la Maison-Bateau et la jeune fille jalouse dans le couloir de la fac, qui dessinait au bic, pendant les cours, des femmes au visage coupé en deux. Cette nuit, l’ange bleu m’est apparu. Elle était belle dans sa robe ciel. Elle est venue avec un petit chat brun sur les épaules… Elle avait de belles ailes transparentes et, surtout, elle avait le visage d’Isabelle, mon amie suicidée… Isabelle était belle quand elle se lâchait les cheveux et enlevait ses lunettes. Mais ce visage-là, elle le gardait pour les intimes. Les autres ne voyaient en elle qu’une intellectuelle ; pire, ils ne la voyaient pas… Isabelle a posé pour moi, peinture et photo. Elle m’a offert le plus intime d’elle-même : son visage nu. Elle et moi avions un pacte : s’il était vraiment quelque chose après la mort, la première à le découvrir ferait signe à l’autre. Bientôt dix ans sans réponse, mais je veux croire à cette apparition, cette nuit… L’ange avait une fleur dans les cheveux et elle m’en a tendu une.
Extrait de » J’ai commencé à dessiner des anges » Editions Rafaël de Surtis, 2020.
Avec douze dessins en couleur de l’auteur. Préface de Jacqueline Andrieu.
Catherine Andrieu est née en 1978. Après une vie passée dans le sud en bord de mer, elle s’installe à Paris où elle développe des activités d’écriture et de peinture. Elle n’oubliera jamais la mer, souvenir d’une enfance heureuse parce que revisitée par sa poésie. Les éléments y ont une vraie présence. La formation philosophique de Catherine Andrieu (Essai sur Spinoza publié aux éditions de L’Harmattan en 2009), ainsi que son inclination panthéistique, la conduisent à s’intéresser aux symboles et sagesses du monde, aux « correspondances » Baudelairiennes. D’un univers fantasmagorique développé dans plusieurs recueils au Petit Pavé ( Poèmes de la Mémoire oraculaire (2010), Nouvelles Lunes (2014), Seuls les oiseaux sont libres (2016) ), Correspondance avec Daniel Brochard (2018), sa poésie glisse vers des récits de l’inconscient, où la rationalité n’a plus de place, publiés aux éditions Rafael de Surtis, Ce monde m’étonne (2017), J’avais bien dit Van Gogh (2017), Très au-delà de l’irréel (2018), Hawking ; Etoile sans origine (2018), Des nouvelles du Minotaure ? (2019) ), Parce que j’ai peint mes vitres en noir (2020), J’ai commencé à dessiner des anges (2020). A noter également un texte publié aux éditions Rougier, A fleur de peau (2020).
Eric Dubois est né en 1966 à Paris. Auteur de plusieurs ouvrages de poésie aux éditions Le Manuscrit, Encres Vives, Hélices, l’Harmattan, Publie.net, Unicité. Responsable de la revue de poésie en ligne et maison d’édition associative « Le Capital des Mots ». Blogueur : « Les tribulations d’Eric Dubois ». Il est aussi l’auteur d’un récit autobiographique « L’homme qui entendait des voix » paru en 2019 aux éditions Unicité.